L’entreprise, machine à évaluer

illustration-mathilde-aubier_1

Le mot fleure bon l’école et la distribution des prix. L’évaluation en a d’ailleurs adopté les codes avec empressement : elle donne souvent lieu à des notes, à des appréciations, voire des classements de fin d’année. Au point que certains salariés ont parfois la curieuse impression de se retrouver sur les bancs du collège. A une différence près : les “félicitations”, ces décorations un peu désuètes décernées par les conseils de classe, ont été traduites en langage managérial – dans les entreprises, les bons élèves sont classés “top performance” ou “highly capable”.

 

Née aux Etats-Unis dans les années 1970, la vogue de l’évaluation des salariés a atteint l’Europe dans les années 1980, puis 1990. Elle s’est d’abord appliquée aux cadres des grandes entreprises – notamment dans la banque et l’assurance – avant de s’élargir aux métiers d’exécution, puis aux moyennes, voire aux petites entreprises. Aujourd’hui, elle a gagné l’ensemble du monde du travail : selon une étude européenne de 2010, plus de 80 % des entreprises françaises la pratiquent. “Elle est partout”, résume Bénédicte Vidaillet, maître de conférences à Lille-I, psychanalyste et auteure de Evaluez-moi ! Evaluation au travail : les ressorts d’une fascination”.

 

GESTION INDIVIDUALISÉE DES CARRIÈRES

 

En quelques décennies, l’évaluation est en effet devenue, selon le Centre d’analyse stratégique, la “pierre angulaire” des politiques de ressources humaines. “Les entreprises sont aujourd’hui soumises à un environnement de plus en plus compétitif qui leur impose une gestion plus pointue de leurs ressources humaines, davantage orientées vers la performance, le management par objectifs et la gestion des compétences-clés.” Il ne s’agit plus seulement de produire au meilleur coût : il faut, avec l’évaluation, mesurer la performance individuelle des salariés. Le but est de repérer les collaborateurs les plus efficaces et de les motiver par des incitations financières.

 

Bien qu’aucune loi n’ait jamais obligé le monde du travail à y recourir, la France a adopté ces pratiques managériales avec enthousiasme, dans le privé comme dans la fonction publique. “Les entreprises françaises utilisent beaucoup l’évaluation, constate Françoise Dany, professeure de gestion des ressources humaines et doyenne de la faculté d’EM Lyon. Pour mettre en place une gestion individualisée des carrières, elles ont construit des outils censés tenir compte des spécificités de chacun. Le but est de valoriser les efforts personnels : les évaluations doivent servir à mieux répartir les primes, les promotions ou la formation.”

 

RENDEZ-VOUS ANNUEL

 

Au nom de ce modèle, des millions de salariés ont rendez-vous, chaque année, avec leur “manageur 1” – le responsable le plus proche de leur activité – pour un entretien d’évaluation. Au cours de ce tête-à-tête, manageurs et managés vérifient que les objectifs chiffrés arrêtés l’année précédente ont été atteints et fixent une feuille de route pour l’année suivante. Certains entretiens sont détendus, d’autres ressemblent à un oral de concours, mais tous ont le même objectif : isoler la performance individuelle du salarié, l’objectiver, si possible, sous la forme d’indicateurs mathématiques et faire en sorte qu’elle progresse.

 

A la banque Natixis, plus de 96 % des salariés sont ainsi évalués tous les ans. “Le manageur et le collaborateur préparent chacun de son côté l’entretien avant de se rencontrer, explique le DRH, Alain Delouis. L’entretien est résumé au travers d’un formulaire électronique mis à disposition des différents acteurs, dont la direction des ressources humaines. Cette procédure est un investissement très utile, indispensable même. L’évaluation permet aux manageurs de donner à leurs collaborateurs un feed-back sur leur activité. Elle aide également l’entreprise à piloter la politique de formation ou la mobilité : elle permet de promouvoir les surperformants et de prendre des décisions en cas de sous-performance.”

 

GRILLE DE 12 PAGES

 

Chez Natixis, le manageur et son collaborateur remplissent une grille de 12 pages comprenant notamment des indicateurs de mesure – le pourcentage de progression du chiffre d’affaires du portefeuille clients pour certains, le taux de rejet des opérations de back-office pour d’autres. “Plus la responsabilité du salarié est élevée, plus les objectifs chiffrés sont larges, précise Alain Delouis. Pour un cadre dirigeant, on prend en compte des indicateurs de rentabilité de l’activité dont il a la responsabilité, mais également des indicateurs portant sur l’ensemble de Natixis, de façon à favoriser la solidarité et également la transversalité.”

 

A ces critères quantitatifs, s’ajoutent, pour les manageurs, des critères “qualitatifs”. Dans le chapitre consacré à la “culture de l’excellence”, les évaluateurs de Natixis doivent également apprécier le comportement du salarié. S’est-il “montré exigeant vis-à-vis de lui-même et de son équipe”, a-t-il fait “preuve de responsabilité dans l’atteinte de ces objectifs et la création de valeur”, a-t-il “recherché et mis en oeuvre des solutions conformes aux objectifs”, a-t-il “porté et décliné le projet stratégique de Natixis” ? Pour chacune de ces questions, les évaluateurs sont invités à rédiger un avis, voire à cocher, si nécessaire, la case “à développer “.

 

DES CRITIQUES QUI S’AMPLIFIENT

 

Pendant de longues années, l’évaluation, en France, a prospéré dans un climat bienveillant. Mais depuis les années 2000, les critiques s’amplifient. Ce fut d’abord, en 2003, un livre du psychanalyste Christophe Dejours, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, qui dénonçait les fondements mêmes de l’évaluation. Les syndicats, de leur côté, ont souligné l’anxiété induite par ces nouvelles méthodes managériales. Enfin, les chercheurs ont nourri le débat en produisant une littérature scientifique fouillée sur les risques de l’évaluation – stress, suicides, harcèlement moral, burn- out, surmenage.

 

Le cabinet Isast, qui réalise des expertises pour le compte des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), a pu le constater in vivo sur l’un des sites de la société General Electric Medical Systems (GEMS), à Buc, dans les Yvelines. Dans un rapport rendu en 2009, il estime que l’évaluation est incontestablement une “source de stress” : avant l’entretien annuel, près d’un salarié sur quatre déclare des troubles du sommeil et de l’irritabilité ; près d’un salarié sur cinq, des troubles de l’alimentation. L’inquiétude est particulièrement forte chez les employés administratifs : à l’approche du rendez-vous annuel, la moitié d’entre eux affirment être plus souvent sujets à des troubles du sommeil et à de l’irritabilité.

 

La Cour de cassation elle-même a reconnu que cette pratique pouvait constituer un danger. En 2003, elle a établi un lien entre l’évaluation et les risques psychosociaux en classant parmi les maladies professionnelles une dépression nerveuse survenue quelques jours après un rendez-vous annuel : le salarié avait appris que son travail ne donnait pas satisfaction et qu’il allait être rétrogradé. Quatre ans plus tard, la haute juridiction a imposé, avant toute évaluation, la consultation du CHSCT : selon elle, les modalités et les enjeux de cet entretien sont manifestement de nature à générer une pression psychologique”.

 

FRÉNÉSIE MATHÉMATIQUE

 

Si l’évaluation est aujourd’hui aussi décriée, c’est parce qu’elle a radicalement changé de nature. “L’évaluation était très bien acceptée tant qu’elle se faisait de manière continue, informelle, à partir du travail quotidien des salariés, explique Chantal Hémard, chargée d’enseignement à Paris-I. Ce pouvait être, par exemple, une remarque sur un dossier, un bilan du mois écoulé, un point hebdomadaire commercial, une traçabilité de l’activité. Il s’agissait d’évaluer concrètement un travail avec les supérieurs directs, eux-mêmes impliqués dans le déroulement des activités, donc bien placés pour répondre au besoin de reconnaissance du salarié. Ces échanges réguliers, ces ajustements étaient appréciés par les salariés, car ils orientaient leur action et les aidaient à se professionnaliser.”

 

Les temps ont changé : la révolution technologique a transformé l’évaluation en une gigantesque machine à mesurer l’activité humaine. L’informatique permet de tout chiffrer : le temps passé au téléphone avec un client, le pourcentage de progression du chiffre d’affaires, la quantité de marchandises stockée sur un site, le nombre d’opérations réalisées à l’heure, voire à la minute – dans le service d’accueil d’une caisse primaire d’assurance-maladie, les employés doivent ainsi traiter 80 % des appels en moins de 180 secondes. “Ce qui est nouveau, résume le sociologue Vincent de Gaulejac, directeur du Laboratoire de changement social à Paris-Diderot, ce n’est pas l’évaluation, c’est la mesure.”

 

Cette frénésie mathématique conduit parfois à des absurdités. Certains salariés hésitent ainsi à abandonner un projet, même s’il est nuisible à l’entreprise, car ils craignent de faire baisser les statistiques des “dossiers aboutis”. D’autres se focalisent uniquement sur la partie mesurable de leur activité – nombre de dossiers traités dans la journée, délais maximaux de dépannage, durée de l’échange téléphonique avec un client -, comme un lycéen qui révise uniquement les matières à fort coefficient pour son baccalauréat. Ils délaissent ainsi des pans essentiels de leur travail au prétexte que ces aspects ne sont pas statistiquement évalués.

 

LA “TYRANNIE” DE L’ÉVALUATION

 

La “tyrannie” de l’évaluation, selon le mot de la philosophe Angélique del Rey, a également l’inconvénient de passer sous silence l’un des éléments-clés de la réussite : le travail collectif. “Dans la plupart des entreprises, les objectifs sont déclinés de haut en bas, du groupe à l’individu, constate la chercheuse Chantal Hémard, qui a effectué deux recherches sur l’évaluation individuelle. Or, il est souvent très difficile d’individualiser totalement l’activité. Les salariés ont beaucoup d’interdépendances : ils échangent des informations et ils collaborent en permanence, car ils ne sont pas des travailleurs indépendants ! Pour facturer, un comptable a besoin du commercial, qui lui-même a besoin des assistantes pour faire aboutir une commande.”

 

Enfin, l’obsession du chiffrage qui était censée garantir l’objectivité de l’évaluation a paradoxalement fragilisé les dispositifs. “Les mesures standardisées de l’activité sont très réductrices : tout ce qui ne rentre pas dans les cases n’est pas évalué, regrette la chercheuse Françoise Dany. Il y a pourtant de nombreux éléments, dans le travail, difficiles à mettre en mots, et a fortiori en chiffres : la capacité à faire face à certaines difficultés, la connaissance intime du métier qui va permettre de trouver des solutions originales et de qualité, les savoir-faire et les ficelles que l’on apprend avec l’expérience et qui font que l’activité se passe bien. Ces éléments sont essentiels, mais ils ne peuvent pas rentrer dans les grilles. On ne peut résumer une activité avec des indicateurs.”

 

CRITÈRES QUALITATIFS

 

Pour pallier ces difficultés, les entreprises ont ajouté aux mesures statistiques des critères qualitatifs. Depuis une dizaine d’années, elles tentent d’évaluer des notions aussi subjectives que la curiosité, l’ingéniosité ou la lucidité. “Chez Natixis, nous prenons en compte, pour les manageurs, la mise en oeuvre de la charte des comportements managériaux, explique le directeur des ressources humaines, Alain Delouis. Par exemple, la capacité à impulser le rythme du changement.” Dans certaines entreprises, ces “critères comportementaux ” sont notés – “Exceptionnel”, “Bon niveau” ou “Doit progresser”.

 

Les indicateurs chiffrés sur le “sens du client” ou la “capacité à agir avec intégrité” paraissent fragiles, voire arbitraires, mais l’informatique n’en a cure : à partir des grilles d’évaluation, elle bâtit des groupes en distinguant, par exemple, les salariés “top talent” des “less effective”. “Au fil des ans, l’évaluation qualitative s’est standardisée, regrette Chantal Hémard. Les compétences demandées sont très générales – “prendre des décisions”, “conduire une équipe”, “être créatif” ou “concentré sur les résultats” -, mais elles sont notées avec beaucoup de précision, ce qui est artificiel. Sur la base de critères généraux, le système calcule une note automatique qui a l’apparence de l’objectivité mais qui ne reflète pas la réelle performance. En voulant tout chiffrer, les entreprises ont tué l’évaluation.”

 

illustration-mathilde-aubier_2

 

NOTATION COMPORTEMENTALE

 

La justice a fini par estimer que les entreprises allaient trop loin. En 2008, le tribunal de Nanterre a ainsi déclaré illicite l’outil d’évaluation de la société d’édition professionnelle Wolters Kluwer France, qui notait trois comportements au travail. Le focus client : “Prend toujours en compte les tendances et les évolutions du marché ainsi que les projections futures” ; l’innovation : “A une pensée originale” ; et la responsabilité : “Gère activement la chaîne d’interdépendance en acceptant les responsabilités de son rôle au sein de cette chaîne”. “Il est pour le moins étonnant, estimaient les juges, que tous les critères de comportement, dont on voit bien la difficulté à les quantifier, entrent pour 50 % dans la notation finale, de telle sorte qu’en définitive la notation ainsi instituée n’est ni proportionnée ni objective […].”

 

Dans son rapport sur le système d’évaluation de la société de matériel médical GEMS, le cabinet Isast allait plus loin encore : avec la notation comportementale, GEMS tentait, selon le cabinet, de faire adhérer les salariés à des valeurs “qui sortent du cadre strictement salarial”. Un collaborateur qui avait atteint ses performances mais qui ne se “conformait pas” aux valeurs de l’entreprise était ainsi contraint de suivre un “plan d’amélioration de la performance” : l’évaluation des comportements avait donc, concluait l’Isast, une fonction “idéologique”. ” GEMS cherche à créer un esprit de corps qui se renforce au fur et à mesure que les salariés s’élèvent dans la hiérarchie sociale de l’entreprise.”

 

DES DÉRIVES INQUIÉTANTES

 

Le Centre d’analyse stratégique, pourtant favorable à l’évaluation, a fini par s’inquiéter de ces dérives. Dans une note publiée en 2011, il conseillait aux entreprises, au nom des “biais potentiels de subjectivité élevés”, d’éviter les critères comportementaux lorsque la frontière entre l’évaluation de la personnalité et celle des aptitudes professionnelles était floue – le centre citait, par exemple, des entreprises notant “l’envie et la passion pour l’atteinte des résultats”, la “capacité à transmettre sa passion au client et à le satisfaire” ou “l’empathie et la chaleur dans ses relations avec les autres à tous les niveaux”.

 

Pour le sociologue Vincent de Gaulejac, coauteur d’un Manifeste pour sortir du mal-être au travail, cette volonté de mobiliser la psyché constitue une nouveauté. “Dans le monde tayloriste, l’entreprise exerçait une contrainte sur les corps, notamment dans le secteur industriel, mais elle se fichait de savoir ce que les ouvriers avaient dans la tête. Avec la révolution managériale, le schéma est très différent : l’entreprise sollicite maintenant l’imaginaire de ses salariés. Ils doivent s’identifier aux objectifs de l’entreprise et adhérer à ses valeurs. L’entreprise ne se contente pas de mesurer en permanence ce que vous faites : elle évalue aussi ce que vous êtes.”

 

Si l’évaluation est aujourd’hui aussi contestée, c’est également, et plus largement, parce qu’il est infiniment difficile de mesurer le travail. “En multipliant les indicateurs statistiques, les discours managériaux l’ont réduit à ses résultats, poursuit Vincent de Gaulejac. Mais le travail, c’est beaucoup d’autres choses : un savoir-faire professionnel, des ruses de métier, un réel plaisir à l’idée de bien faire. Pour une infirmière, ce n’est pas seulement le nombre de patients suivis par jour : c’est aussi la qualité des soins et l’attention portée au malade. Les évaluations chiffrées donnent l’illusion de l’objectivité, mais ce qui faisait la valeur et le sens du métier ne compte plus. Les salariés souffrent de ce désenchantement du travail.”

 

VERS UN CLIMAT DE CONFIANCE ?

 

Pour sortir de cette impasse, beaucoup de chercheurs plaident pour une nouvelle forme d’évaluation. Un entretien professionnel approfondi mené, une fois par an, dans un climat de confiance, permettrait, selon eux, d’analyser les difficultés de l’année passée et les défis de celle à venir. “Il faut sortir des cadres très formalisés d’aujourd’hui pour faire de l’évaluation un moment de pause, de réflexion et de dialogue, affirme Françoise Dany. Cela permettrait de saisir le travail et les individus qui le réalisent dans leur diversité et leur potentiel.” Nul besoin, pour cela, d’une gigantesque batterie de statistiques ou d’un puissant logiciel de traitement des données.

 

Lire aussi : Taylor aurait sans doute rêvé d’instaurer une telle rivalité entre les salariés

À LIRE :

  • “DRH. LE LIVRE NOIR” de Jean-François Amadieu (Seuil, 288 p., 19,90 €)
  • “ÉVALUEZ-MOI ! ÉVALUATION AU TRAVAIL : LES RESSORTS D’UNE FASCINATION” de Bénédicte Vidaillet (Seuil, 220 p., 18,50 €)
  • “LA TYRANNIE DE L’ÉVALUATION” d’Angélique del Rey (La Découverte, 160 p., 14 €)
  • “LA PANNE. REPENSER LE TRAVAIL ET CHANGER LA VIE” de Christophe Dejours (Bayard, 178 p., 19 €)
  • “MANIFESTE POUR SORTIR DU MAL-ÊTRE AU TRAVAIL” de Vincent de Gaulejac et Antoine Mercier (Desclée de Brouwer, 186 p., 15 €)

 

LE MONDE CULTURE ET IDEES – 14.03.2013 – Anne Chemin

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *