Israël – Palestine : Après la guerre, les contradictions ressurgissent

Entre Gaza et Israël, les tirs de roquettes et de missiles ont provoqué plusieurs centaines de morts en quelques jours, presque tous Palestiniens. Aux images d’immeubles effondrés et des secours en action, s’ajoutent les démonstrations militaires des forces en présence. Chaque camp se présente désormais en vainqueur des affrontements armés qui ont ensanglanté la région. Le Hamas a montré  qu’il était un acteur politique et militaire majeur. Israël a fait la démonstration de son « dôme de fer » de protection anti-missile, et a riposté avec une brutalité sans comparaison avec l’attaque.

Ville de Gaza, le 24 mai 2021. Au stade Yarmouk de la ville de Gaza, le Hamas a organisé une cérémonie pour les combattants tués par les frappes de l’aviation israélienne. Yahya Sinwar, le leader du Hamas, y a fait une brève apparition. Photo Laurent Van der Stockt pour Le Monde

Pourtant, la guerre n’a pas commencé à Gaza, mais à Jérusalem. Les enjeux qui ont prévalu à cet affrontement  militaire touchent au premier chef à la situation en Israël même.

La force des armes n’a été qu’un moyen comme un autre de faire taire la politique en Israël et dans les territoires occupés. Il est nécessaire de reprendre le fil des événements depuis le début, pour comprendre l’apparition du nouveau rapport de force.

La contestation part de Jérusalem

Depuis la mi-avril, les manifestations de jeunes Palestiniens s’opposent à la police à Jérusalem, et les affrontements provoquent plus d’une centaine de blessés[1]. Ils protestent contre l’expulsion d’une quarantaine de Palestiniens de leurs maisons, dans le quartier de Sheikh Jarrah, au nord de la vieille ville dans la partie occupée depuis 1967. Face à eux, des groupes d’extrême droite israéliens multiplient les provocations au cris de : « Mort aux Arabes » ! 

Les injustices provoquées par la colonisation israélienne sont quotidiennes : les jeunes et les habitants de  Sheikh Jarrah s’opposent depuis des années à de telles expulsions face à la police et la justice. La force de leur mobilisation survient cette fois dans un moment particulier de la vie politique, du côté palestinien comme du côté israélien. 

Le 30 avril, Mahmoud Abbas, président de l’autorité palestinienne, annonce le report des élections législatives palestiniennes prévues pour le 22 mai, tant que la situation à Jérusalem et l’attitude de la force d’occupation israélienne ne permettront pas de tenir un scrutin, les candidats étant menacés d’arrestation et les électeurs n’étant pas tous reconnus. Une décision qui surprend à plus d’un titre du côté palestinien.

Abbas, dirigeant du Fatah[2], est depuis 2005 à la tête d’une Autorité Palestinienne corrompue, et très critiqué pour cela. Mais depuis la prise du pouvoir par le Hamas à Gaza en 2007, aucun élection n’a eu lieu, ce qui lui vaut de conserver son poste, à 85 ans. Dans le cadre d’un accord de réconciliation entre le Fatah et le Hamas, ces nouvelles élections devaient permettre aux différents mouvements palestiniens d’y participer, dans l’ensemble des territoires occupés : en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem.

Le Hamas se retrouve donc écarté du jeu politique palestinien. Il exige le maintient des élections, en vain : la réconciliation nationale a fait long feu.

S’étend à la Cisjordanie

Un fait nouveau apparaît. Des manifestations réunissent plusieurs centaines de Palestiniens en Cisjordanie : des jeunes, des militants, qui ne sont pas forcément sous l’influence du Hamas. A Ramallah, les jeunes issus d’une génération qui n’a pas connu d’élections côtoient les opposants à Abbas au sein du Fatah, de plus en plus nombreux au point d’avoir constitué plusieurs listes dissidentes. Selon les sondages, ces listes progressent fortement, alors que les partisans d’Abbas perdent du terrain et que le Hamas reste stable[3].

L’annulation des élections est vue pour ce qu’elle est : une manœuvre de plus pour se maintenir en place, par un président vieillissant et sans aucune autre perspective que de confisquer une part de pouvoir.

Avant d’atteindre les Arabes israéliens

Les habitants de Jérusalem ne roulent ni pour le Fatah, ni pour le Hamas, mais ils ont réussi à ajourner les expulsions. Devant la force de la contestation, la cour suprême israélienne reporte son jugement d’un mois. Le pouvoir israélien recule.

Une nouvelle manifestation de l’extrême-droite juive[4] prévue le 11 mai et qui doit traverser les quartiers arabes de la ville, dans une provocation manifeste, est annulée sur décision des autorités israéliennes. Malgré les coups de matraques, les canons à eaux, les balles en caoutchouc et les arrestations, la police est incapable de garantir la sécurité des extrémistes israéliens[5].

Et la mobilisation continue de s’étendre

Les Arabes israéliens descendent eux aussi dans la rue, mais en Israël même cette fois[6], où ils sont près de 2 millions, citoyens de seconde zone  depuis 1948. Pourtant, ils ne se mobilisent pas souvent avec une telle ampleur. Des manifestations ont lieu à Jisr A-Zarqa, Wadi Ara et Saint-Jean-d’Acre, à Jaffa, à Tel Aviv et à Beersheva…

Car depuis 2018, depuis la loi sur « l’État-nation du peuple juif »[7], leur situation devient de plus en plus précaire. Bien sûr, leurs droits civiques ont été réduits depuis les origines de l’État d’Israël et leurs conditions de vie ne sont pas celle de l’ensemble des Israéliens. Mais désormais, la droite israélienne veut graver dans le marbre leur infériorité. Le temps leur est compté : ce qui arrive aux Palestiniens à Jérusalem, ou dans les territoires occupés, peut leur arriver demain. La solidarité avec les autres Palestiniens n’en devient que plus évidente.

L’extrême droite israélienne provoque et se lance dans de véritables pogroms anti-palestiniens. A Lod, un homme meurt dans les affrontements avec la police tandis qu’un autre, éjecté de sa voiture par les militants d’extrême-droite car soupçonné d’être Arabe, est roué de coups et grièvement blessé sous les coups d’une foule hystérique[8]. Un magasin juif est incendié, et la situation empire dans plusieurs villes au point que le premier ministre israélien BenjaminNetanyahou déclare hypocritement : « ce qui se passe depuis ces derniers jours dans les villes d’Israël est insupportable… rien ne justifie le lynchage d’Arabes par des juifs et rien ne justifie le lynchage de juifs par des Arabes ».

Mais ce n’est pas ce qui fait faiblir la mobilisation.

La guerre du Hamas pour sortir de l’isolement

Depuis 2005, le Hamas a renoncé aux attentats suicides, mais pas à la lutte armée. En 2017, il a reconnu la ligne de partage de 1967 avec « l’occupant sioniste » et il a donc adopté la solution à deux Etats comme perspective de règlement du conflit[9]. Enfermé dans Gaza, il a tenté de renouer le dialogue avec les autres composantes du mouvement national palestinien à travers un processus de réconciliation…

Mais, critiqué pour son pouvoir dictatorial à Gaza, écarté des institutions par l’annulation des élections, peu présent à Jérusalem et en Israël, le Hamas est marginalisé par les événements. Il tente alors d’en reprendre la direction. Pour cela, la guerre est un dérivatif. Dès le 10 mai, il lance des centaines de roquettes et de missiles sur le territoire d’Israël, une démonstration de force mais surtout un coup de force.

En diffusant les images de son arsenal, le Hamas fait étalage de ses missiles portant jusqu’à 120 km (jusqu’à Tel Aviv) ou même 250 km (soit l’ensemble du territoire israélien). En tirant jusqu’à 470  roquettes en une journée, il cherche à saturer le système de défense anti-missiles israélien[10].

Une menace importante, certes, mais surtout un moyen de déplacer la lutte sur le terrain qui lui convient, et de mettre au pas la société palestinienne qui était à l’origine de la contestation.

Les tirs de l’armée israélienne répondent à ceux du Hamas, avec une violence aussi aveugle mais bien plus meurtrière. Plus de 200 morts, dont 64 enfants. On peinerait à trouver des objectifs militaires parmi les bâtiments détruits, que ce soit un hôpital ou une tour de télévision…

Le Hamas, pour des raisons politiques, veut renvoyer le peuple palestinien à un rôle de martyr. C’est ainsi qu’on étouffe la politique venu d’en bas. Mais rien ne dit que cela sera suffisant.

Netanyahou et le Hamas se proclament vainqueurs

Le 20 mai, le cessez-le-feu met fin à 10 jours de combats.

Le gouvernement israélien de Netanyahou a montré sa force. Il a donné une correction aux Palestiniens de Gaza, et pense qu’ils n’oublieront pas la leçon. 

Netanyahou est intervenu dans une position plus que fragile. De nouvelles élections législatives israéliennes ont eu lieu en avril 2021, faute de parvenir à un accord majoritaire entre les partis de la Knesset (le parlement d’Israël), après celles d’avril 2019, de septembre 2019 et de mars 2020. Netanyahou et son parti du Likoud conservent encore la première place, mais avec seulement 24% des voix.

Accusé de corruption, Netanyahou retarde autant que possible la procédure judiciaire. Pour gouverner, il doit former une coalition avec tous les mouvements d’extrême-droite, laïcs et religieux, qui s’affirment élections après élections. Netanyahou leur donne une visibilité nouvelle, qui les pousse toujours plus loin dans la provocation contre les Palestiniens. Au risque d’être critiqué aussi, jusqu’aux États-Unis[11], où des mouvements juifs américains de plus en plus nombreux remettent en cause sa politique en Israël, ses alliances contre-nature avec l’extrême hongroise ou polonaise, et l’occupation militaire des territoires palestiniens. La fin du mandat de Trump n’arrange pas les affaires du gouvernement israélien, d’autant que les Israéliens eux-mêmes sont sensibles au regard des juifs américains et de l’administration Biden.

Tiraillé entre le soutien aux franges extrémistes dont il a besoin, et une situation qui peut devenir explosive autour des expulsions à Jérusalem, Netanyahou a vu à ce moment son salut dans la militarisation de la lutte, voulue par le Hamas, et les extrêmes droites nationalistes se renforcent mutuellement dans un affrontement presque codifié : tirs contre tirs, une escalade que chacun espère maîtriser jusqu’à une trêve qui permette le retour au calme.

Du coup, le Fatah ne peut rester à l’écart. A son tour, il doit montrer sa force, et il choisit le terrain de la mobilisation populaire, appelant à une « journée de colère » et à une grève générale.

Il y a grève générale et grève générale. Pour Abbas et le Fatah, l’objectif est de mettre le mouvement social au service du mouvement national. Il n’empêche, les travailleurs et les classes populaires sont appelés à l’action, car le Fatah voit bien qu’ils ne résignent pas à jouer les martyrs.

Un mouvement qui n’a pas dit son dernier mot

Le 18 mai, ce sont non seulement les Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem mais aussi les Arabes israéliens, à Acre et à Nazareth sur le territoire même d’Israël, qui se mobilisent à nouveau[12]. Des affrontements ont lieu avec l’armée et la police. Plus de 20 morts en Cisjordanie depuis le 10 mai qui s’ajoutent aux victimes de Gaza.

Cette journée et les suivantes confirment l’entrée en scène des Arabes israéliens, du moins d’une frange d’entre eux,  à l’intérieur d’Israël, et qui désormais ne seront plus les spectateurs de la lutte des Palestiniens à l’extérieur d’Israël. Et surtout, ils sont en contact avec des Israéliens, Avec des travailleurs et des intellectuels Israéliens, qui ne sont pas tous des racistes et des fous de Dieu comme le voudrait l’extrême-droite juive.

C’est bien là ce qui fait peur à tous les mouvements nationalistes, du Hamas en passant par le Likoud et le Fatah, de chaque côté des frontières de 1967. Le nationalisme subordonne toute question sociale à son propre agenda.

Comment en sortir ?

Les armes de guerre sont rangées, provisoirement.

Malgré les prêches de Joe Biden, « la solution à deux États » est bien morte. Les lambeaux de territoires, divisés entre Jérusalem, la Cisjordanie et Gaza, grignotés par les expulsions, ne formeront jamais plus qu’un bantoustan[13].

Un Etat palestinien? De nombreux Israéliens juifs n’en voudront pas, alors qu’ils sont sûrs de leur fait et de leur force. D’autres sont partisans de la paix, mais pas à n’importe quel prix. En tout cas, pas au prix de leur sécurité.

Un Etat juif, même démocratique et laïque, qui poserait la question palestinienne comme une simple question de droits civiques, refuserait les droits nationaux aux Palestiniens d’Israël, mais surtout à ceux des territoires occupés et aux réfugiés ?

Les travailleurs palestiniens qui sont entrés dans la lutte, les classes populaires qui se sont reconnues et qui tentent de trouver les chemins de la solidarité, de Jérusalem à Ramallah, à Gaza et Nazareth, ont les cartes en main pour mettre fin à l’apartheid en Israël, la ghettoïsation à Gaza et la colonisation en  Cisjordanie.

Mais il est devenu impossible d’avancer plus loin sans poser des perspectives d’avenir, sans répondre aux attentes nationales bien réelles des populations, sans oublier les revendications sociales vitales dont elles ont besoin.

Les travailleurs palestiniens peuvent tendre la main aux travailleurs et aux classes populaires juives d’Israël, par dessus la tête de leurs représentants respectifs fauteurs de guerre. Encore faudrait-il pour cela savoir ce qu’on leur propose.

Lorsque les luttes sociales ou politiques des classes ouvrières arabe ou juive, en particulier en Israël même, atteindront un certain degré, elles provoqueront inévitablement des crises politiques qui affecteront les classes dirigeantes, et le besoin d’une solution globale se fera sentir pour les travailleurs. Un Etat socialiste, issu du mouvement révolutionnaire des travailleurs, et un Etat binational, qui soit issu de l’expression et de la mobilisation de chaque peuple pour leurs droits nationaux.

Ce que l’on peut résumer dans la formule : « pour un Etat binational socialiste des travailleurs de Palestine ».

Pierre Hélelou – 24 mai 2021


[1]« Les élections palestiniennes reportées tant que la tenue du scrutin n’est pas « garantie » à Jérusalem », Le Monde, 30 avril 2021

[2]Un parti nationaliste palestinien fondé par Yasser Arafat en 1959, principal parti de l’OLP (Organisation de la Libération de la Palestine).

[3]Voir le Palestinian Center for Policy and Survey Research, dans une enquête du 31 mars : https://pcpsr.org/en/node/839 . On peut aussi noter près de la moitié des électeurs doutent que les élections se tiendront, et que 42 % d’entre eux ne pensent pas qu’elles seront libres et transparentes.

[4]Le mouvement Lehava  s’oppose aux mariages entre juifs et non-juifs, et sa violence contre les Palestiniens (et les demandeurs d’asile Africains).

[5]« À Jérusalem-Est : contre les extrémistes juifs, la détermination d’une nouvelle génération de jeunes Palestiniens en colère », sur le site convergencesrevolutionnaires.org , 11 mai 2021

[6]« Israël-Palestine : les Arabes israéliens entrent en scène »,  sur le site convergencesrevolutionnaires.org , 12 mai 2021

[7]« Israël-Palestine : une nouvelle donne » ,   sur le site convergencesrevolutionnaires.org , 9 octobre 2018

[8]« Israël : le lynchage d’un homme, considéré comme arabe par ses agresseurs, diffusé en direct à la télévision » , sur le site francetvinfo.fr , le 13 mai 2021

[9]« Israël-Palestine : qu’est-ce que le Hamas, l’organisation islamiste qui contrôle Gaza ? », sur le site francetvinfo.fr , le 22 mai 2021

[10]« Israël-Palestine : ce que les vidéos révèlent de l’arsenal militaire des deux camps » , Le Monde, 23 mai 2021

[11]« Jewish Americans are at a turning point with Israel », The Guardian, 22 mai 2021

[12]« Grève générale et journée de “colère” en Cisjordanie », L’orient – le Jour, 18 mai 2021

[13]Les bantoustans étaient des régions réservées aux populations noires et qui disposaient d’une autonomie relative à l’époque de l’apartheid en Afrique du Sud. A ce sujet, le député palestinien dissident du Fatah Hussam Khader disait déjà après la deuxième intifada : « ils nous promettent Singapour et nous aurons le Mali ».

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